Gagné. Dans son numéro 4 de l'année 1993, "La Montagne & Alpinisme" publia le texte intégral.
Mais pas toutes les photos... Voici donc la version originale, inédite et complète !


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"Les Naufragés de la Toupine"
Les Gorges de l'Ardèche en danger ?


Les gorges de l'Ardèche, leur descente, et leur fréquention... Voilà bien un sujet maintes fois abordé et discuté, "bateau" pourrait-on écrire afin de commencer par un (très) mauvais calembour.

Et pourtant, cette rivière n'est-elle pas digne de tous les superlatifs, voire de tout notre... amour ? Car enfin, où trouver de nos jours, en France ou dans l'Europe de Maastricht un cours d'eau large, profond, tranquille, et si facile d'accès ? Certes les amateurs de "canyoning", adeptes de la Sierra de Guara et des clues de Haute-Provence, n'y trouveraient pas leur compte : pas assez technique (même pas besoin de descendeur !), et l'eau y est trop tiède... De même les amoureux du Verdon et de son rapide courant, enserré, écrasé par ses murailles si hautes, trouveraient les falaises du plateau des Gras insignifiantes, l'onde paresseuse et endormie. Quant à l'homo touristicus automobilus, il se rabattra plus volontiers vers les Causses de Lozère, là où la beauté des paysages est inversement proportionnelle à la peine qu'il faut prendre pour les visiter (les lits des Tarn, Dourbie, Vis et Jonte sont parcourues de bonnes routes. Celui de l'Ardèche restera lointain vu de votre voiture).

Face à tous ces prestigieux concurrents, l'Ardèche apparaît comme unique, l'un des derniers endroits où la quête du paradis originel n'est (n'était ?) pas vaine.

Imaginez (sans jouer au dépliant touristique, il en existe de trop nombreux sur place) une rivière, LA rivière, ni trop étroite, ni trop large, profonde de plusieurs mètres en certains endroits, et ailleurs suffisamment basse pour permettre le passage à gué. La porte d'entrée du domaine n'est pas le trop fameux Pont-d'Arc, mais située un peu plus loin, à Chames, là où la "Route Touristique des Gorges de l'Ardèche", venant se heurter contre la paroi, se voit forcée de grimper de 300 mètres jusqu'au plateau, pour n'en plus redescendre avant la fin des gorges. Là commence le rêve : 25 kilomètres d'eau transparente, où les truites glissent par bancs entiers, entourée de deux rangées de falaises, tantôt proches, tantôt en recul, percées de grottes et bordées de buis et de chênes verts. Jadis, la rivière s'y reprit à deux fois pour faire son lit : les hautes parois qui isolent l'endroit de la civilisation dans un premier temps, le cours inférieur, étroit et peu profond (mais formant cà et là de superbes plongeoirs naturels) ensuite. Entre les deux, alternent banquettes de calcaire lisse, plages de sable ou de galets ("clapas"), taillis, chaos de rochers, futaies, et même quelques passages d'escalade (qui feront la joie des randonneurs uniquement). Là aussi jaillissent les sources, mais encore faut-il en connaître l'emplacement exact...

Mais arrêtons ici les clichés idylliques : ils sont le sujet d'une importante littérature, et un leitmotiv du grand journal de la région, qui, en fin de saison, insiste fièrement sur les chiffres de fréquentation de la rivière ("Un million de visiteurs... Plus de 3000 descentes par jour !"). Le but de l'article n'est pas de convertir de nouveaux fidèles, mais de les inciter à "mieux" la faire, cette fameuse descente.

Et tout d'abord, quels types de bipèdes rencontre-t-on au fond des gorges ? Présentons celà sous la forme d'un classement arbitraire.

Il y a d'abord les escaladeurs et les spéléos. Ceux-là sont plutôt rares et discrets, malgré les immenses possibilités que leur offre la rivière. Les problèmes de logistique (transport du matériel, respect des lieux de bivouacs "officiels") n'y sont peut-être pas pour rien.

Ensuite viennent les randonneurs : la descente est possible sur les deux rives, et les traversées de gués leur permettront de personnaliser leur itinéraire, si les eaux de l'Ardèche ne sont pas trop hautes. Elle demande environ deux journées pour être appréciée pleinement (bivouac sur la plage, baignades, siestes...). Assez curieusement, elle est relativement peu fréquentée, surtout lorsqu'on la compare à un itinéraire classique comme le sentier Martel au Verdon : il y a encore de la place sur les berges de l'Ardèche !

Il faut également mentionner les naturistes : un camp FFN et quelques isolés dans le bas des gorges. Ceux-là recherchent essentiellement le calme, et sont moins nombreux qu'on l'entend dire généralement (ceux qui souhaiteraient descendre la rivière dans le but - sournois - de se rincer l'oeil repartiraient à l'évidence assez déçus). Peut-être ont-ils développé au fil du temps une allergie au canoë, maladie qui semble également avoir frappé l'espèce des pêcheurs...

Si l'on fait les comptes, on s'aperçoit que jusqu'ici le fil de l'Ardèche semble plutôt calme. Mais voici venir le fléau de la rivière, la malédiction de ses habitants à poils, à plumes, ou à nageoires, et la fin de la tranquillité pour tous. Dans un fracas de bruits de coques polymérisées venant percuter les rochers émergeant de l'eau, s'avance au complet la flotte des kayakistes et canoéistes qui eux aussi ont décidé de goûter à l'aventure... Combien sont-ils exactement ? Plusieurs milliers, dont certains ont décidé de faire étape sur l'une des deux aires de bivouac autorisées dans la Réserve, mais dont la plupart espèrent "faire l'Ardèche" en une seule journée : la formule est simple et rodée : pour une somme modique (compter 300 F pour un canoë biplace), on vous fournit, outre le canoë et les pagaies, un gilet de sauvetage et un bidon étanche où placer vos affaires (il est toutefois reconnu que l'étanchéité du susdit bidon tend à diminuer avec son temps d'immersion dans un liquide, d'où la nécessité, en cas de naufrage, de le sortir de l'eau le plus rapidement possible, on ne sait jamais...). On vous offre en plus le parking pour votre voiture, et le retour en minibus (qui m'ont semblé avoir grossi ces dernières années) en fin de journée : on est prié de ne pas arriver au débarcadère de Saint-Martin après 18 heures. Inutile de réserver, il vous suffira de vous adresser le matin même à l'un des quelques quarante loueurs de bateaux de Vallon-Pont-d'Arc et des alentours. Et vogue la galère !

Et il est vrai qu'en ce début de journée les choses se présentent bien : les départs sont étalés, l'eau plutôt fraîche incite à la vigilance, et les gilets de sauvetage sont soigneusement boutonnés... La descente des Gorges n'est pas techniquement difficile (les rapides les plus redoutés sont cotés III dans leurs mauvais jours), mais il faut compter avec le fait que la grande majorité des embarcations est menée par des néophytes : ceux-ci ne vont d'ailleurs pas tarder à prendre leur premier (et involontaire) bain de la journée. Le Charlemagne, les Trois Eaux, et la Dent Noire, les trois rapides les plus "difficiles" du parcours, se présentent bientôt sous les pagaies. Cela passe tant bien que mal, mais souvent, en cas de dessalage, l'onde en furie vous déposera sur des hauts fonds de galets d'où il est facile de tirer rapidement le canoë sur la plage et d'en récupérer la cargaison, tout en laissant le passage libre pour les suivants... Pendant ce temps, le soleil est monté dans le ciel et l'eau ne paraît plus si froide. La descente, au-delà, ne promet guère de difficultés : peu à peu, l'aventure se transforme en enchantement. C'est le moment de s'arrêter, histoire de reprendre des forces et d'effectuer quelques brasses. Les gilets, eux, sont définitivement relégués au fond de l'embarcation...

Mais c'est oublier un peu vite que descendre une rivière, aussi charmante soit-elle, reste une entreprise pleine d'imprévus, et qu'en cas de surfréquentation, un rapide, même réputé facile, peut subitement devenir le théatre d'une reconstitution de la baie d'Aboukir après le passage de Nelson. Ainsi en est-il de la Toupine de Gournier, située à mi-parcours. Là, le lit de l'Ardèche se resserre sans avertissement, et un courant vif vous entraine droit vers la rive gauche, mur surplombant haut de trois mètres, tout de calcaire blanc. Pas d'affolement, il suffit de quitter le courant sur la droite assez tôt, et, même si les réflexes n'ont pas eu la rapidité adéquate, la sanction devrait normalement se limiter à un gros choc contre le rocher, insuffisant toutefois pour retourner le bateau lorsque les passagers gardent leur flegme.

Seulement voilà, il n'est guère possible de s'y engager de front à plusieurs, encore moins lorsque vous êtes suivi de près par le gros de la flotte, et que se présente subitement à vos yeux un spectacle dantesque : un amoncellement de canoës à flot, retournés, ou à demi-coulés, de pagaies, bidons, et affaires diverses, sans oublier leurs passagères et passagers, s'y accrochant du mieux qu'ils peuvent tout en essayant de gagner la rive. Mais justement, vers laquelle se diriger ? Evidement pas la gauche, elle est trop haute. La droite semble moins difficile (de gros blocs glissants formant marches d'escalier) mais encore faut-il y trouver une place, tant elles sont chères... Cris, jurons, bruits des bateaux qui se carambolent, pleurs des enfants (car les parents n'hésitent pas à les emmener : on leur a dit que "L'Ardèche, c'est facile") complètent la mise en scène, tandis que, toutes les dix secondes, une nouvelle torpille flottante déboule du rapide entre les têtes qui émergent de l'eau, sans autre protection que leur cuir chevelu...

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Vue n°1
Vue n°2
Vue n°3
Vue n°4

Vue n°5
Vue n°6
Vue n°7
Vue n°8

Vue n° 1 : Vue d'ensemble de Gournier, à mi-parcours de la descente des gorges de l'Ardèche.
Vue n° 2 : La sortie de la Toupine de Gournier, un matin de septembre.
Vues n° 3 à 8 : Les Naufragés de la Toupine. Les photographies ont été prises en août, un jour de fréquentation moyenne pour cette période.

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Les réactions des gens face à cette déroute varient entre le sublime et le minable. Ainsi, les premiers stoppent leur canoë pour venir aider les naufragés de la Toupine à en extraire leur bateau et à le vider de son eau (opération qui, tentée sans aide, nécessiterait certaines compétences en haltérophilie vu la raideur de la rive). Les seconds seraient plutôt du genre à profiter de la confusion générale pour "récupérer" le matériel qu'ils viennent de perdre (après tout, deux paires de pagaies ne se ressemblent-elles pas ?). Ceux-là, il y a dix ans, n'étaient pas encore parvenus jusque dans les Gorges, ils restaient en haut...

Cette scène pathétique durera une heure, deux heures... Elle peut aussi se reproduire plus tard, ou en un autre endroit au même instant, tous les jours des mois de juillet et d'août. Aujourd'hui, il n'y aura pas de gros pépins, rien qu'un peu de matériel perdu ou cassé. Mais s'en produit-il souvent ? La réponse n'est pas importante en elle-même : le fait est que toutes les conditions semblent à présent réunies pour qu'ils aient lieu, et nombreux.

Vers le soir, lorsque les derniers retardataires passent, il ne trouvent plus devant eux qu'une avenue d'eau libre et des berges désertées. En quelques heures, la rivière est redevenue celle des origines... jusqu'au lendemain.

Une simple mésaventure d'été ? Certes, mais qui pose malgré tout certaines questions.

Les Gorges de l'Ardèche ont été classées Réserve Naturelle depuis 1980, avec des réglements parfois plus stricts que ceux d'un Parc National. Le bivouac, par exemple, n'est autorisé qu'en deux endroits : Gaud et Gournier (moyennant une somme modique). Comment alors accepter un si grand nombre d'embarcations, avec toutes leurs nuisances, au fil de l'eau durant l'été ? En fait, il semble que la gestion de la Réserve avait été confiée à un groupe de communes (le GIGA, puis le SIVA), dont les intérêts étaient évidemment de développer la fréquentation de la rivière (d'ailleurs très réputée à l'étranger). Commerces, campings, et loueurs de bateaux se sont donc multipliés, tandis que les fonds alloués à la Réserve étaient en partie destinés à des fins publicitaires. Cette situation controversée pourrait changer bientôt, mais qui seraient les nouveaux gestionnaires ? Des inquiétudes naissent : certains parlent de consteller le fond de la Réserve d'une myriade de blocs-camping (payants) pour les canoéistes, tandis que le projet de Route Touristique du Bas des Gorges menace de ressortir de son tiroir...

La deuxième question, elle, peut s'énoncer avec une rigueur toute mathématique : soit une rivière de longueur L, de largeur minimale l, et de débit D. Sachant que la vitesse moyenne d'un canoë descendant cette rivière est V, calculer le nombre maximal N d'embarcations qu'il est possible de faire partir chaque jour de Vallon-Pont-d'Arc sans faire courir le moindre risque à leurs passagers... En d'autres termes, le lit de l'Ardèche, contrairement au stock des bateaux disponibles, n'est pas extensible ad vitam aeternam. Les défenseurs de la nature se battent avec raison pour préserver les Gorges des excès du tourisme. Mais aujourd'hui, c'est pour les touristes eux-mêmes que les limites de la sécurité sont dépassées.

Il n'existe pas de solution miracle, car on retrouve la sempiternelle opposition entre les nécessités économiques du tourisme pour le département, et le devoir de préserver l'intégrité d'un fantastique site naturel, ainsi que la sécurité de ses visiteurs... Mais l'Ardèche, c'est un de nos derniers trésors. Cherchez bien, 25 kilomètres de rivière sauvage, celà n'existe plus nulle part en métropole. C'est la dernière qui nous reste. Faut-il vraiment nous résigner à la perdre ?

Au fait, comment faire pour descendre les Gorges de l'Ardèche en canoë, dans de bonnes conditions de sécurité, et "tranquille" comme à l'époque d'avant le grand boom touristique ? Simple : évitez donc juillet, août, et tous les week-ends, et prévoyez un bivouac. Vous retrouverez la rivière des origines. L'Ardèche n'est pas morte. On s'emploie simplement à l'assassiner lentement.


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Après plusieurs années de recul, ce papier me semble toujours d'actualité (même si je le réécrirais bien différemment aujourd'hui).
Pour fêter ça, cliquez sur la Galerie Photo au bas de la page. Elles ne sont pas très nombreuses, mais ont toutes été prises au fond des Gorges.



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